Homage to Karel Ancerl
Hommage à Karel Ančerl

Un cas tel que celui de Karel Ančerl est l'une des hontes de notre " Occident ", car jamais plus grand artiste fut plus étourdiment ignoré par le grand public " mélomane".

Karel Ančerl était né en 1908, d'un milieu paysan, en Bohème du Sud. Après des études classiques au Conservatoire de Prague, il fut pris en main par Vaclav Talich avant que Hermann Scherchen tienne à en faire son assistant. Une carrière internationale semblait assurée (France, Espagne, Italie, Autriche) quand éclata la guerre. Ančerl fit longuement l'expérience des camps de concentration : dans les documents saisis à Terezin, il y a quelques minutes de film où on l'aperçoit dirigeant l'orchestre du camp. Déporté à Auschwitz, il en réchappa de justesse et resta définitivement fragile de santé.

Dès lors, l'Occident se défia de son étoile lorsqu'elle rebrilla sur la Philharmonie Tchèque. Par ailleurs, ses relations avec les pays communistes n'ont pas toujours été au beau fixe et l'on ne songeait guère à promouvoir l'exportation d'enregistrements qu'on n'était pas sûr de pouvoir vendre l'année suivante.
Ainsi, la Supraphon, dont Ančerl fit la gloire dès avant l'avènement du microsillon, fut-elle toujours éditée médiocrement et en catégorie économique. Fidèle à son orchestre, préoccupé de faire entendre toutes les musiques à son pays natal, Ančerl resta ainsi pour l'Ouest le grand musicien auquel on ne pense jamais :
une pluie de Prix du disque (6ème de Martinů, Requiem de Dvořàk, Alexandre Newsky) prouva, une fois de plus, leur impuissance à susciter la curiosité du public. Et ceci même quand on lui doit le premier disque de Svjatoslav Richter exploité à L'Ouest (1er Concerto de Prokofiev, en 1954).

En août 1968, les Russes envahirent la Tchécoslovaquie. Ančerl était en tournée en Amérique du Nord. Il décida de s’installer à Toronto, où il allait prendre la direction de l’Orchestre symphonique. Artisan majeur du « Printemps de Prague », il apparut comme indésirable là-bas, ses biens furent mis sous séquestre. Ses disques allaient ne plus être réédités, d’autres avec des pochettes où son nom ne figura plus. En janvier 69, Karel Ančerl était dans nos murs, devant donner des concerts avec l’Orchestre de Paris. A la même date, l'Orchestre de Paris cherchait un successeur à Charles Munch mais le plus grand chef tchèque ne parut pas assez " prestigieux ' pour prendre sa place. Nos décideurs firent donc appel à Karajan … que l'on ne vit que bien peu. On sait qu'Ančerl alla finir ses jours à Toronto.

Aujourd'hui, Supraphon tend à s'implanter sur le marché international (finira t-on par reconnaître que c'est l'un des meilleurs éditeurs du monde ?) et il fallait donc entreprendre cette GOLD EDITION consacrée exclusivement au grand musicien Tchèque. Certes, cette série reprend un grand nombre de gravures que les admirateurs du chef connaissent de longue date mais elle vise, de toute évidence, un public autre que celui des mordus qui, partant pour Prague, en revenaient avec de pleines valises d'enregistrements. Les pochettes, hideuses, et souvent rédigées en Russe, rendaient les douaniers indulgents. Mais qui ne tombera encore en arrêt devant cette "Nouveau Monde" d'une ampleur cosmique et dont le finale, enfin sauvé, sonne comme une dramatique prophétie de l'avenir américain ? On l'a déjà écrit : de toute évidence, l'un des dix plus beaux disques jamais enregistrés. Et cet Alexandre Newsky, insoucieux du pittoresque mais d'une musicalité telle qu'en comparaison, les autres versions, même russes, sentent encore leur " musique de film " ? De plus, l'expérience de la guerre, de l'envahisseur, semble se répercuter ici et jamais version n'a paru à la fois si nuancée et si farouche. Farouche aussi l'intégrale de Ma Patrie, grandiose dès les premières mesures : comparez plutôt aux versions rivales la harpe solitaire du début et vous verrez ce que veut dire phraser avec ampleur ! L'Art d'Ančerl était justement d'allier les plus fines nuances à une sveltesse de démarche, à une énergie, à une clarté de texture à une évidence dans l'articulation qui lui font illuminer les discours les plus bredouillants (Tchaikovsky) voire les plus laborieux ( Brahms dont il laisse une 1ère et une 2ème miraculeuses) ou les plus complexes (9ème de Mahler, Alban Berg, Stravinsky). Et quel art de sauver des musiques de deuxième zone, d'en gommer la vulgarité, la niaiserie ! Ecoutez ici le Capriccio Italien (épique, drôle, féérique, autre miracle !) ou ce 1812, sans mousquets et sans canons, rendu à la vraie musique. Cette vitalité à la fois altière et frémissante, ce galbe et cette fermeté donnée au discours (Carnaval romain, Invitation à la valse) ce génie de nous offrir le pourquoi de tant de musiques parfois dédaignées font que ces partitions semblent composées sous nos yeux, surgir dans toute leur nécessité et leur évidence. Et pourtant la part du songe y est préservée : voyez ces foudroyants Préludes de Liszt et ses incomparables Stravinsky, ses Bartók, ses Martinů, ou encore cet Othello de Dvořàk, chef-d'œuvre qui aurait bien dû remplacer le Roméo et Juliette confusionniste de Tchaikovsky.
Attendons encore la réédition de tout ce que nous devons à ce musicien exemplaire : des prise de son sans ride, toujours propres, claires, spacieuses, aérées (comme l'était partout le climat créé partout par cet homme svelte et d'une rare élégance) sont là pour nous distiller des leçons de style, de fougue et de ferveur qu'une équipe technique hors pair avait, d'emblée, mises à l'abri pour l'éternité.

 

1976/2004
Marcel Marnat